20 mai 2020 ~ 0 Commentaire

Shéhid – Zilhad Kljucanin

Est Shéhid celui qui est « mort pour la foi », la foi musulmane, le narrateur, lui-même victime du terrible génocide bosniaque, part à la rencontre de ceux qui le sont devenus, prenant, tel Saint Denis, sa tête sous son bras. Il raconte dans ce roman qui, même s’il relève de la fiction, reste un témoignage, un texte mémoriel, l’histoire de son village natal, Trnova, à l’ouest de la Bosnie. Il raconte dans un texte totalement déconstruit comme l’était en 1992, et l’est encore, l’ex-Yougoslavie. C’est une suite de tableaux où les personnages récurrents, les personnalités marquantes du village, se croisent, se rencontrent, s’affrontent, se réconcilient, se réconfortent, se soutiennent, s’entraident… jusqu’à ce que les tchetniks déversent le fer et le feu anéantissant la village et ses occupants. Ces terrifiants événements réveillent des haines ancestrales remontant jusqu’à la conquête de ce territoire par les Turcs en 1389. Partout, « Le voisin cherchait son voisin, le compère son compère, l’ouvrier son collègue, l’enseignant son élève. Et ils se sont dirigés les uns vers les autres, ceux en armes vers ceux aux mains vides, en un acte ultime et définitif de reconnaissance, l’acte de mort ».

Nous pourrions douter de la véracité d’une telle violence, d’une telle barbarie, d’une telle sauvagerie si nous n’avions pas lu les nombreux autres témoignages : celui, de Vuk Draskovitch dans Le couteau, celui de Zeljko Vukovic dans L’assassinat de Sarajevo, celui, le plus abominable peut-être, de Slavenka Drakulic dans Je ne suis pas là et le journal de la petite Zlata Filipovic et tellement d’autres textes encore. « C’était en 1992, l’année où les fourmis avaient un cœur plus grand que certains humains ».

Le narrateur raconte comment ce territoire maudit a pu en arriver à une telle situation. « Dieu a créé le monde comme une multitude de petites terres natales. Mais, Dieu a enfermé les gens chacun sur la leur et ainsi leur a fermé le chemin de leur cœur, … ». C’est l’histoire de la Bosnie constituée de communautés différentes qui n’ont jamais pu se fondre en un peuple unifié, même Tito n’a pas pu créer la nation slave qu’il appelait de ses vœux. Ce texte c’est aussi le massacre systématique des innocents à la manière dont les Hutus ont exterminé une part importante du peuple tutsi comme le raconte Boris Boubacar Diop dans son livre mémoriel : Murambi – Le livre des ossements. C’est le chemin de croix du narrateur, son supplice et son pèlerinage pour donner une sépulture religieuse et digne aux habitants de son village victimes de l’ignoble barbarie. « Nous sommes en 1992 et il n’existe pas d’œil en Bosnie qui ne soit condamné à l’horreur ».

Ce texte c’est un syncrétisme entre des croyances ancestrales, un islam obscurantiste, un nationalisme exacerbé et quelques bribes résiduelles de socialisme. Il laisse une large place à la légende, aux souvenirs, à l’histoire construite par ceux qui l’ont reçue de la bouche de ceux qui l’ont interprétée selon leur appartenance territoriale, culturelle, leur religion, leurs croyances et leurs superstitions, les convictions qu’on leur a inculquées, … le tout jeté dans le grand chaudron balkanique toujours prêt à  bouillonner au risque de périodiquement déborder et d’enflammer toute une région dans un énorme conflit sanglant, sanguinaire, sauvage, dévastateur… La malédiction balkanique depuis que les mahométans ont prélevé l’impôt du sang dans cette région.

Et même si l’auteur a fait appel à la tradition, aux superstitions ancestrales, au Coran, au Capital, aux langues anciennes, aux rêves, aux légendes, à l’histoire, aux lois, à la force et à la violence, sa déconstruction textuelle ne cache en rien son témoignage : « Longue est ma route, ambitieux mon projet, pas à pas il me faut passer partout, dans chaque pore de la terre, planter la vérité ». Et la plume du poète a su trouver les mots que d’autres n’avaient plus pour décrire ce qu’ils avaient vu. Nous l’accompagnerons sur son chemin de mémoire et de rédemption.

M.E.O.

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