Tout dort paisiblement sauf l’amour – Claude Pujade-Renaud
En 1855, alors qu’elle vit aux Antilles danoises (les actuelles Iles Vierges américaines), Regine Olsen, épouse de Frederik Schleglel gouverneur de ce territoire, apprend que le philosophe Soren Kierkegaard est décédé quelques semaines plus tôt. C’est pour elle une forte émotion car elle a été la fiancée de cet homme avant qu’il rompe, en 1841, brutalement son engagement. Près de quinze ans après, elle éprouve toujours des sentiments amoureux à l’endroit de cet homme qui fut si odieux avec elle.
Dans ce roman en forme de chronique à plusieurs voix, Claude Pujade-Renaud, fait raconter aux acteurs de cette histoire : Regine, son mari Frederik, son cousin Henryk, sa cousine Henriette et quelques autres encore quand les plus anciens sont décédés, la vie de Kierkegaard et surtout sa relation et sa rupture demeurée inexpliquée avec Regine. Chacun, mais surtout Regine, fait revivre ses souvenirs, fouille dans sa mémoire, lit et relit les livres de ce grand écrivain plus penseur et théologien que philosophe, épluche sa correspondance, trouve de nouvelles anecdotes, des témoignages ,… pour d’essayer de définir le personnage que fut réellement Kierkegaard et de comprendre son attitude vis-à-vis de sa fiancée.
Ainsi, c’est toute une société fortement marquée par le piétisme nordique que fait revivre l’auteure en essayant de comprendre, et de faire comprendre au lecteur, la malédiction qui semble avoir fortement pesée sur cette famille au point d’inciter Kierkegaard de refuser de transmettre celle-ci à la femme qu’il aimait et qu’il a toujours aimée malgré la brutalité de la rupture qu’il lui a infligée. Dans cette société puritaine, il fallait surtout ne pas altérer son image et sa réputation pour préserver son rang et son honneur, sa fortune et sa rédemption.
Ce livre est aussi une belle histoire d’amour, d’amour tragique mais d’amour surpassant toutes les épreuves. Regine n’a jamais oublié son amoureux malgré ce qu’il lui a infligée et Kierkegaard a été très vexé que ex fiancée trouve un autre mari après sa répudiation. On dirait que les fantômes qui garnissent abondamment les placards familiaux sont plus responsables de son échec amoureux qu’un éventuel manque de sentiment. Alors qu’est-ce que l’amour : celui qui dépasse les relations charnelles, le temps qui défile, les épreuves de la vie pour s’inscrire dans la postérité et survivre dans la mémoire populaire, ou celui que l’on consomme paisiblement au jour le jour dans le confort matériel, intellectuel et culturel à l’ombre d’un mari attentionné ? Une belle question que l’auteure laisse au lecteur et que Kierkegaard a laissé à tous ceux qui ont essayé de la comprendre. Cette question en appelle une autre : si Kierkegaard avait eu une autre relation heureuse et une descendance prospère, la légende de son amour avec Regine aurait-elle pris une telle importance ? Regine aurait peut-être oublié son premier amour s’il n’avait pas été exposé aussi souvent sous les feux de la renommée.
L’amour et la place qu’il a pu jouer dans l’œuvre du penseur occupe plus de place dans le texte que sa pensée même, l’auteur le présente non pas comme un philosophe qu’il refusait d’être, mais comme un penseur théologien qui a vivement combattu l’église pour mieux défendre la religion, selon ses propres propos. La relation de l’homme à Dieu semble avoir été sa préoccupation principale, tout le reste ne l’intéressait pas beaucoup. « Tous ces débats à caractère progressiste lui paraissaient bêtement humains, beaucoup trop humains. Il en ricanait. A ses yeux, l’essentiel était ailleurs, dans la relation de l’homme à Dieu ». L’auteure consacre aussi une place relativement importante à la trajectoire inscrite dans la vie et la postérité de Kierkegaard à travers sa pensée, ses réflexions, l’impulsion qu’il a apporté dans la religion et même sa trajectoire amoureuse a pu, elle aussi, s’inscrire dans la durée, dans la pérennité. Avec une autre destinée, Kierkegaard aurait-il pu transmettre de la même façon, le message qu’il avait cru décerner dans l’œuvre de Voltaire, à Nietzsche et Kafka par exemple, selon l’auteure.
Certes Kierkegaard est présenté commun génie de la pensée mais un génie retors et pervers, provocateur et polémiste, pourtant à la lecture de ce livre on découvre, en filigrane, un doux poète, un amoureux qui sait être tendre et surtout un grand amoureux de la musique : le chant de sa fiancée, son toucher de piano et le chant des oiseaux que l’auteure semble, elle aussi, beaucoup apprécier. Peut-être pense-t-elle comme le philosophe que le chant des oiseaux est beaucoup plus que de la musique. « Mon oncle pensait que les oiseaux, par leur musique et leur vivacité, pourraient rendre les hommes plus heureux ».