Petite table, sois mise ! – Anne Serre
La narratrice, Ingrid et Chloé, trois sœurs âgées de cinq à quinze ans à l’époque des faits, vivent une vie bien peu banale, l’aînée raconte, comment elles partageaient l’intimité de leurs parents sans connaître la moindre gêne, ni le moindre tourment, elles prenaient même, toutes les trois, un réel plaisir à ce partage sexuel familial englobant les plus fidèles amis du couple. La narratrice, sans aucune fausse pudeur, sans le moindre vice, de la manière la plus naturelle qui soit, raconte sa mère nymphomane qui déambule nue à la maison en attendant ses amants et amantes les plus réguliers, son père travestis qui se grime en femme fatale vulgaire pour arpenter les rues les plus fréquentées du quartier. Elle raconte les entrevues, les excursions, les séances à deux ou plusieurs, passives ou actives, avec les amants de la famille. Une vie de débauche organisée autour de la vaste table ronde de la salle à manger érigée en autel sacrificiel où la mère rend hommage aux dieux de l’amour entourée de ses trois anges, une vie qui semble parfaitement normale à ses gamines habituées à ses mœurs très libres dès leur plus jeune âge.
Mais à quinze ans, les filles quittent la maison pour voir autre chose, pour vivre autrement. La narratrice raconte sa longue errance à travers l’Europe où elle fait de nouvelles expériences sans jamais éprouver le besoin d’avoir de nouvelles relations sexuelles comme si elle avait épuisé son capital désir, comme si son corps était repu de plaisir charnel, comme si elle avait sexuellement vieilli prématurément de la même manière qu’elle s’était tout aussi prématurément ouverte à une vie de femme mature. Il lui faudra attendre vingt ans avant de comprendre ce qui n’avait pas marché dans sa vie. Elle croyait jusque là que sa sexualité trop précoce n’avait été qu’une anecdote de son enfance.
Avec ce texte qui pourrait être un roman mais qui n’est qu’un récit des aventures d’une famille très atypique, Anne Serre cherche, à mon sens, à démontrer que les relations sexuelles avec les enfants, même si elles sont très bien vécues, laissent toujours des stigmates. Ainsi, Julie aurait connu une évolution sexuelle à l’envers, elle aurait connu la maturité et l’épanouissement avant de régresser vers l’absence de désir qu’elle aurait dû connaître dans son enfance. Elle comprend après vingt ans d’errance qu’en lui volant son enfance on lui a aussi volé sa vie de femme en la considérant beaucoup trop tôt comme une adulte.
Ce texte écrit avec une écriture souple et fluide, évoque des actes qui pourraient être très violents mais qui au contraire sont toujours évoqués avec une grande douceur, même si Sade est cité plusieurs fois, en harmonie avec la prose de l’auteure. La violence est sous-jacente, cachée sous cette douceur apparente, et elle ne se perçoit qu’en filigrane dans les propos de l’auteure pour dénoncer les actes pédophiles qui, même sous couvert d’éducation, altèrent la vie futures des enfants concernés.