La semaine des martyrs – Gilles Sebhan
Je ne sais pas si Gilles Sebhan était sur la place Tahrir au Caire, le 28 janvier 2011, quand la police a tiré sur la foule faisant des centaines de victimes, mais on sait que le narrateur à qui il a prêté sa plume pour rédiger ce roman, lui, y était bien. On peut être aussi convaincu que l’auteur connait bien cette ville où il est allé certainement plusieurs fois et qu’il a utilisé ses propres expériences pour mettre en scène ce narrateur venu en ville pour visiter son ami photographe et avec lui découvrir des quartiers méconnus de cette mégapole tentaculaire, arrivant à point nommé pour être plongé dans la révolution égyptienne.
Le narrateur (Gilles ?) débarque au Caire pour rencontrer son ami photographe, Denis, sous la conduite d’un chauffeur de taxi, Mohamed, beau comme un éphèbe dont il tombe amoureux. Une idylle nait entre le chauffeur de taxi et le visiteur, une idylle qui sombrera quand les émeutes prendront une tournure plus violente et que la police recevra l’ordre de tirer sur la foule, faisant un véritable carnage. Mohamed n’est pas venu au rendez-vous, il n’a pas vu, comme Gilles ( ?), un beau jeune homme s’effondrer sur un pont foudroyé par la mitraille. Les deux amis repoussent leur projet, le narrateur rentre en France où quelques mois plus tard, il reçoit un appel de Denis lui proposant de revenir au Caire pour réaliser un ouvrage sur les martyrs de la révolution.
Espérant secrètement retrouver son amant chauffeur de taxi, il accepte la proposition : Denis fera les photos des martyrs, lui écrira les témoignages recueillis après des familles. Cette fois, c’est Mahmoud, l’ami de Denis, qui les guide à la recherche des familles des victimes qu’ils rencontrent dans des quartiers populaires de la ville qu’ils ne connaissaient pas encore. Ils rencontrent des familles dévastées, des familles honorées d’avoir été choisies par Dieu pour bénéficier de l’auréole du martyr et de la rente versée par le gouvernement, des familles qui inventent peut-être leur martyr, des familles qui rentabilisent au maximum la médiatisation de leur malheur. Toute une population qui laisse les deux amis et leur guide un peu interloqués. L’ami français pense avoir compris l’honneur fait par Dieu aux familles des victimes. « Enfin je le comprenais à la très particulière façon dont ceux qui l’avaient connu en parlaient. Il avait été touché par le doigt de Dieu, pour eux, cela semblait d’une telle évidence. » Et, au bout de la quête des familles endeuillées, il finit par douter du véritable sens du mot martyr attribué à ses jeunes assassinés. « Ces martyrs un peu accidentels, puisque la plupart n’avaient pas milité, seraient peut-être aussi des martyrs pour rien. »
Dans ce roman un peu iconoclaste, Gilles Sebhan sort des sentiers battus par tous ceux qui ont voulu témoigner à chaud sur cet épisode sanglant de la révolution égyptienne. Il porte un regard différent, le regard d’un homme attiré par la beauté des jeunes autochtones, le regard d’un amoureux plongé dans une émeute à laquelle il ne comprend rien. « A vrai dire, je n’y comprenais pas grand-chose, même les slogans des calicots, je ne pouvais les déchiffrer. Pourtant les rapports entre individus, me semble-t-il, ne m’échappaient pas. » Il voit cette révolution comme une manifestation romantique d’un peuple qui ne peut plus supporter son dictateur et qui le crie dans les rues. Il n’a pas compris tous les enjeux politiques, religieux et sociaux qui guident les belligérants. Il comprendra mieux quand une journaliste française leur expliquera les tenants et les aboutissants de cette révolution, il sera alors profondément écœuré, déçu qu’on ait tué sa révolte romantique et ses martyrs d’un autre temps. « Parfois les révélations qu’elle pouvait nous faire me révoltaient. Sous ses mots s’effondraient mon idée romantique de la révolution. Et nos martyrs devenaient un peu sans cause. »
Un autre regard sur cette révolution, un regard qui nous incite à considérer la difficulté des rapports entre les hommes empêtrés dans des questions de richesse et de pauvreté, de pouvoir, de corruption, de religion … évoquées souvent avec le seul but de nourrir les intérêts de ceux qui les soulèvent. « Où est-elle cette révolution. Les morts je les vois bien. Mais les changements se font attendre. » Mais aussi, en creux, un plaidoyer pour une société où l’amour serait le guide suprême.