Tristano meurt – Antonio Tabucchi
Dans sa campagne italienne Tristano se meurt, mais avant de décéder il convoque son ami écrivain qui a déjà publié une version de son histoire, pour lui raconter celle qu’il a réellement vécue, celle dont il veut se souvenir, celle qu’il veut qu’il écrive pour la postérité. Il est devenu un héros national quand il a abattu les fascistes qui venaient de liquider le chef de son groupe de résistance. Personne n’a assisté à cette scène macabre, est-il vraiment le héros que tous ont adulé ? A-t-il dissimulé certaines choses ? A-t-il abandonné son chef ? … Ses souvenirs sont flous, se superposent, s’embrouillent, se mêlent à ses rêves, à ses désirs, au délire provoqué par la morphine. Il raconte sa guerre en Grèce, l’Allemand qu’il a tué parce qu’il avait abattu deux innocents, la femme qui l’a caché et qu’il a aimée immédiatement, l’autre femme qu’il a rencontrée dans le maquis qui l’aimait mais qu’il ne pouvait pas aimer, la femme qui lui avait confié un enfant qu’il n’avait pas su protéger. « Naturellement, ça ne se passa pas ainsi, tu l’auras compris. Mais toi, écris-le comme si c’était vrai, parce que pour Tristan ce fut vraiment vrai, et l’important est ce qu’il imagina durant toute sa vie, au point que c’est devenu un souvenir pour lui ».
Tout se confond dans ce texte dense, compact, sinueux : les souvenirs réels ou apparemment réels, la vérité construite par le héros, les fantasmes qui l’obsèdent, les délires qui le taraudent, les personnages qui se dissimulent derrière leur nom réel, les divers surnoms dont Tristano les affuble et leurs divers pseudonymes de guerre, mais malgré tout le lecteur suivra le fil rouge déroulé par l’auteur dans ses immenses phrases : la difficile construction de la vérité, la façon dont on écrit l’histoire, la manière dont on fabrique les héros. Ce livre évoque ainsi comment on a raconté les événements qui se sont passés à l’écart des grandes batailles, dans les coulisses de la clandestinité, l’exploitation que certains ont fait de faits d’armes, ou de pseudo exploits, pour construire des carrières assises sur une gloire trop souvent artificielle, et l’imposture de ceux qui n’ont jamais combattu et qui s’honorent de la gloire de ceux qui ont réellement lutté dans l’anonymat le plus total.
Tabucchi pointe du doigt le rôle et la responsabilité des écrivains constructeurs de légendes, faiseurs de héros, rédacteurs de l’histoire, inventeurs de la postérité, distributeurs de la gloire et de l’opprobre. « … les paroles imprimées ont cette fonction, au fond, elles sont elles aussi destinées à la mémoire future comme les statues, mémoire et en même temps oubli, car le premier élément sera toujours englouti par le second… »
Un gros effort de lecture mais un texte magistral où s’emmêlent l’histoire, la légende, les réflexions de l’auteur, la dénonciation, l’accusation, dans les morceaux épars de ce que fut, de ce qu’aurait pu être, la vie de ce héros. Un règlement de comptes avec ceux qui ont trahi l’idéal de ceux qui se battait pour la liberté, la seule, la vraie, la Liberté. Un texte qui sonne comme un testament prématuré, un solde pour tout compte d’une vie d’engagement et de combat. On dirait que déjà Tabucchi, une dizaine d’années avant sa mort, voulait vider son sac, conclure. « … pourquoi est-on encore aujourd’hui ? … ça fait tout un mois que c’est aujourd’hui, fais venir le demain qui m’emportera ».