27 avril 2016 ~ 0 Commentaire

Les immortelles – Makenzy Orcel

La putain, elle voulait témoigner, elle voulait raconter les prostituées de la Grande-Rue de Port-au-Prince, la petite ; l’écrivain écouterait, écrirait l’histoire, elle, elle paierait, elle paierait avec la seule chose qu’elle possédait son corps. « Editer à compte de sexe ». Elle dit le drame, « la chose, la chose qu’on ne peut pas nommer, la chose qu’on ne veut pas connaître », comment ses consœurs ont été foudroyées. Elle veut surtout témoigner pour la petite ; cette gamine, à douze ans, a quitté sa mère pour prendre la liberté qu’elle gagnait sur le trottoir ; elle est morte sous les décombres après douze jours de souffrance ; douze ans pour quitter sa mère, douze jours pour quitter ce monde. Les secours sont arrivés trop tard, n’ont pas pu la dégager. La petite, elle aimait les livres, Jacques Stephen Alexis, faisait des rêves prémonitoires, séduisait tous les clients de la rue. Elle était la reine du quartier.

La petite a quitté sa mère pour ne pas devenir, comme elle, l’esclave qu’elle haïssait ; la petite, elle l’a formée pour qu’elle ne se fasse pas rouler – « On est de l’ordre du mirage et de l’insignifiance, ton corps est ton unique instrument, petite » -, pour qu’elle ne soit pas exploitée encore davantage, pour qu’elle garde sa dignité ; les putes ça a toujours existé, ça existera toujours et ça a une fonction, un rôle dans la société, « une ville sans pute est une ville morte. »

Une suite de textes courts, pleins de poésie, au début surtout, « les autres commencent toujours par la prière. Moi je veux qu’on commence par la poésie. Elle aimait la poésie ». Une façon de raconter l’impossible, de dire l’indicible, de mettre des mots sur l’impensable, de matérialiser l’inimaginable mais aussi d’évoquer celles qui ne comptent pas, celles qui ne devraient pas avoir de sentiments ni d’émotions, celles qui subissent sans jamais rien dire. A travers l’histoire des putes foudroyées au cœur du séisme, à travers le drame de la petite souffrant le martyr sous les décombres, quand l’amour et la mort fusionnent dans une même étreinte, c’est toute la tragédie du tremblement de terre d’Haïti que Makenzy Orcel met en scène dans ces bouts de textes que la prostituée rabâche comme pour évacuer un trop plein de douleur. « Tous les mots de mon corps ne sauraient suffire pour dire la douleur de la terre. »

Mais le drame n’a pas commencé avec « la chose », Le cycle infernal de la prostitution : la fuite pour ne pas subir l’esclavage de l’homme, la liberté illusoire gagnée sur le trottoir, le succès quand la chair est fraîche, la déchéance quand l’âge avance, est vieux comme le monde haïtien. Quand « la chose » répand l’horreur, la petite, elle a déjà quitté sa mère depuis longtemps avec seulement son corps pour gagner sa liberté et sa vie ; et le drame n’est pas mort avec « la chose », l’enfant que la petite a laissé, le trésor qu’il faudra retrouver un jour, ne sera que l’héritier d’une longue suite de drames. Le drame c’est toujours, à Haïti, aujourd’hui, hier, demain, une véritable fatalité que même les dieux vaudous ne savent pas vaincre.

« Mais nous on ne mourra jamais. Nous, les putains de la Grande-Rue. Nous sommes les immortelles. »

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