Certaines n’avaient jamais vu la mer – Julie Otsuka
L’éditeur nous présente ce livre comme un roman mais, plus sérieusement, on pourrait parler d’un documentaire qui échappe cependant au genre grâce à l’adresse de l’auteur qui a su en utilisant la première personne du pluriel rassembler dans un même « nous » un ensemble d’expériences individuelles qui peut ainsi constituer la chronique, la vie, d’une communauté sans faire un catalogue fastidieux de ses heurs et malheurs. Ce mode narratif a aussi l’avantage de donner au texte une plus grande densité en évitant d’atomiser les émotions et les sentiments dans des histoires éparpillées.
Ces histoires ainsi regroupées forment, malgré la grande diversité des cas, l’épopée, devenue légende, de la naissance d’une communauté nipponne aux Etats-Unis, une légende inscrite selon le cycle : émigration, accueil viril, accouplement brutal, grossesses aléatoires, naissances sans hygiène, mortalité infantile, élevage des enfants parce qu’il ne peut pas être question d’éducation dans de telles conditions. Les dénominateurs les plus communs de toutes les expériences sont la souffrance et l’humiliation avec parfois un oasis de quiétude et même de bonheur pour certaines.
Au début du XX° siècle ces jeunes Japonaises, mariées à des concitoyens émigrés aux Etats-Unis qu’elles ne connaissent pas encore, prennent le bateau pour la première fois. Elles sont pour la plupart vierges et ne savent rien de la vie qu’elles ont passée jusqu’alors auprès de leurs parents. Sur le bateau, elles ont déjà la nostalgie de ce qu’elles fuient et l’appréhension de découvrir les maris qu’elles ont choisis sur dossier. Les rencontres avec ces époux inconnus sont souvent brutales, rarement tendres et presque toujours violentes. Les maris dont elles attendaient une vie « à l’américaine » ne sont souvent que des journaliers qui suivent le rythme des travaux agricoles dans les plaines et vallées de la Californie en suivant la route qui conduit vers une autre ferme, un autre chantier, une autre galère. Certaines échappent aux travaux de la terre mais effectuent toujours des métiers peu nobles, difficiles, pénibles, ardus, épuisants, que les blanches ne veulent pas faire. Elles découvrent aussi les blancs, les patrons, les propriétaires, maîtres incontestés des terres, qu’elles doivent obéir sans contradiction et même parfois subir jusque dans leur chair.
Stigmatisées, ces populations étrangères sont repoussées, humiliées, elles s’établissent dans des fermes perdues ou dans des quartiers miséreux, se regroupant en communautés embryons des quartiers japonais qui poussent rapidement sur la Côte Ouest. Et quand, après avoir dépensé des trésors de résignation, d’acceptation, de pugnacité, de persévérance, de souffrance et de douleur, la communauté commence à assurer ses bases, ses fondations, un mode de vie acceptable, survient la guerre contre le mère-patrie qui génère une réaction brutale, une poussée de racisme, la suspicion, l’inquisition, la déportation, de nouvelles humiliations, de nouvelles souffrances, de nouveaux malheurs…
Un hommage à cette communauté d’origine nipponne devenue américaine dans la souffrance et l’humiliation.