08 avril 2016 ~ 0 Commentaire

La douleur des mots – Antjie Krog

« Le livre qui suit n’est pas un rapport, c’est l’émotion à tour de phrase ». C’est ce qu’a vécu, ressenti, éprouvé jusqu’au plus profond de son être la poétesse Antjie Krog quand elle a couvert pendant deux ans les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation pour le compte d’une radio publique sud-africaine. « Entre 1996 et 1998 l’Afrique du Sud s’est livrée à une épreuve unique au monde : le pays a revécu son passé le plus sombre dans une atmosphère fleurant la salle d’audience, le confessionnal, la thérapie de groupe, le cirque pour certains ». L’auteure « est une rebelle, une Afrikaner poète de surcroît ». Mais ses adversaires, principalement ceux de son groupe ethnique qui souvent la détestent et parfois même la haïssent et la menacent, la présentent comme : « La championne de la haine du Boer … prêtresse frustrée de la Commission Mensonge et Commisération, envoyée spéciale de Radio sans Personne et déléguée plénipotentiaire à la Commission Vérité ».

La commission comportait trois comités : Violation des droits de l’homme, Réparations et réinsertion et Amnistie. Les nouveaux dirigeants du pays avaient rapidement compris, devant l’ampleur de la tâche et l’immensité des séquelles physiques, psychologiques et morales qu’ « une commission pourrait donner plus de réponses à plus de monde à moindre frais…. Et aboutir en prime à une image plus complète des événements passés ». Placée sous la présidence de Monseigneur Tutu dont le charisme assurait une véritable légitimité à cette commission auprès de pratiquement toute la population, cette instance originale a sillonné pendant deux ans jusqu’aux points les plus reculés du pays pour écouter les témoignages, constater les dégâts et séquelles, évaluer les réparations et surtout entendre ceux qui voulaient obtenir l’amnistie jugeant qu’ils n’étaient que les bras séculiers d’une cause qui les dépassait, que des victimes parmi les autres.

Antjie Krog nous emmène dans ce périple, nous rapportant des témoignages évoquant les horreurs abominables commises par les sicaires du pouvoir mais aussi, parfois, par les escadrons de ceux qui luttaient contre le pouvoir. La violence n’était pas à sens unique, des comptes sordides se réglaient aussi à l’intérieur des partis et autres mouvements engagés dans la lutte sans merci autour de cette inconcevable ségrégation institutionnalisée qu’était l’apartheid. Elle essaie de nous faire comprendre l’extrême difficulté de constituer une commission représentative d’une population très composite utilisant onze langues officielles pour communiquer entre des ethnies très différentes possédant des cultures et des religions très diverses. Ces populations n’ont pas toutes les mots nécessaires pour décrire ce qui s’est passé et le poids des mots qu’elles utilisent, n’est pas le même pour chacune d’elles. Et, bien sûr, certains étaient les bourreaux et les autres les victimes, ils avaient des histoires différentes, opposées, ils ne racontaient pas les mêmes événements, chacun prétendant défendre son peuple et sa vie. Chacun pouvait être le bourreau de l’autre.

Mais la difficulté la plus atroce était d’entendre des mères, des pères, des frères, des sœurs, des amis, des amoureuses, des amants, des collègues raconter ce qu’ils avaient vécu, ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient entendu, ce qu’ils demandaient : des explications, de simples nouvelles, des pourquoi ? des comment ? des où ? restant immanquablement sans réponse. Beaucoup ont flanché, n’ont pas pu supporter ces montagnes d’horreurs, le cynisme de certains, les détails livrés pour faire souffrir encore. Comment supporter ces récits où donner la mort, prendre la vie, torturer, faire souffrir, humilier, se divertir avec les corps à l’agonie ne sont plus que des jeux ou un boulot comme un autre. Antjie Krog elle-même a connu la dépression et ce livre-témoignage est certainement une forme de thérapie, une manière de relativiser les faits en les partageant entre le plus grand nombre possible.

« Le mot « vérité » me met mal à l’aise », l’auteure ne peut plus l’employer et la Commission ne trouvera jamais cette vérité que chacun voulait mais que personne ne pouvait définir. Les Blancs, les Boers surtout, ne pouvaient pas admettre d’être les seuls coupables, endosser une telle responsabilité risquait de compromettre leur communauté et même leur culture et leur langage. Et certains dirigeants actuels et anciens ont eux aussi comparu devant cette instance avec tout le poids du pouvoir qu’il avait acquis ou qu’il n’avait pas cédé malgré la défaite. La réconciliation était impossible mais cette mosaïque de peuples a pu constituer une nation multiethnique où de nombreuses plaies sont encore à vif, où la haine habite encore bien des cœurs, mais aussi où de grands hommes ont montré le chemin qui un jour réunira toutes ses femmes et tous ses hommes dans un même élan, comme il les a déjà réunis dans l’organisation de grandes manifestations mondiales.

« Est-ce que tu donnerais ta vie pour ce pays ? Si une guerre éclatait demain, irais-tu te battre ? Enverrais-tu tes fils défendre ce pays ?

Non, je ne le ferais pas…
Là, tu vois – ce n’est pas ton pays non plus.
Attends, laisse-moi finir… Je sens profondément qu’il s’agit de mon pays, mais je pense que personne, aucun pays, aucun politique n’a le droit de demander à quiconque de mourir pour lui. Ils peuvent réclamer ma vie, je peux la sacrifier, mais ma mort m’appartient ».

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