Moscou-sur-Vodka – Vénédict Erofeiev
Au plus fort de la Guerre Froide, un ivrogne, une sorte de Bukowski russe, fin lettré, prend le train à la gare de Koursk, à Moscou, pour se rendre à Petouchki, à une bonne centaine de kilomètres de là. Accablé d’alcool il soliloque, rêve, fantasme, fait des cauchemars qui deviennent de plus en plus confus au fur et à mesure qu’il approche de sa destination. C’est cette espèce de monologue d’ivrogne abruti par tout ce qu’il a bu qu’Erofeiev, alcoolique lui-même, raconte. Un récit scandé par le nom des gares traversées.
Dans ce train qui ressemble un peu au « Train zéro » de Iouri Bouida, un train qui fonce dans la nuit sans trop bien savoir où il va mais qui y va tout de même à grande vitesse, on pourrait voir une image symbolique de l’absurdité soviétique qui impose à son peuple un long voyage pour finalement aller nulle part. Au cours de ce périple, les passagers, surtout le héros, boivent et parlent, dénoncent, chacun son tour, l’organisation du travail (« Liberté ! Egalité ! Fraternité ! Oisiveté ! O, délices de n’avoir de comptes à ne rendre à personne ! ») et de la société en URSS, l’improductivité programmée, l’alcoolisation généralisée planifiée par le pouvoir pour maintenir la société en état d’hébétude, avec pour seul souci de se procurer la prochaine boisson à ingurgiter. Et l’alcool semble bien être la seule denrée facile à acquérir.
Cependant, au-delà de la satire habituelle que véhiculent tous les samizdats (ce texte fut d’abord diffusé sous cette forme), on peut aussi voir dans ce récit la grande tristesse de l’alcoolique face à la solitude, un attachement spirituel à la Sainte Russie, une nostalgie des temps anciens, de la Russie de Tourgueniev. « Ils ont fait de ma terre le plus dégueulasse des enfers, où l’on doit cacher ses larmes et afficher son rire ! »
Sous le délire de cet ivrogne invétéré, on pourrait aussi imaginer un lecteur féru de Tourgueniev, Tchékhov, Goethe, Schiller, Maïakovski et d’autres encore que l’auteur cite abondamment, qui se serait couvert du masque du pochtron pour dresser le portrait de l’URSS que les Kehayan on décrit à leur façon dans la « Rue du prolétaire rouge ». Un portrait vu par le petit bout de la bouteille mais tellement plausible, tellement possible, qu’il pourrait s’imposer comme un témoignage incontournable du désespoir de tout un peuple, « … notre tristesse à nous, ils ne la comprennent pas ».