Hammerstein ou l’intransigeance : Une histoire allemande – Hans Magnus Enzensberger
« A travers l’histoire de la famille Hammerstein on retrouve et l’on peut montrer, ramassés sur un très petit espace, toutes les contradictions et tous les thèmes décisifs de la catastrophe allemande. » C’est ce qu’Hans Magnus Enzensberger affirme et prouve à travers ce livre magistral, plus qu’une biographie, pas tout à fait un essai, presque de l’histoire mais surtout pas un roman, l’auteur s’en défend, plutôt un récit pour rappeler qui était Kurt von Hammerstein, quel fut le rôle et le sort de sa famille avant et pendant la Deuxième Guerre Mondiale. En tout cas, un effort pour comprendre ce personnage si particulier et la place qu’il a occupée dans les événements qui ont agité cette période funeste de notre histoire.
C’est un ouvrage très documenté, l’auteur a fait des recherches très importantes y compris dans certaines archives russes qui n’ont été accessibles que pendant une courte période en 1989 et a rencontré de nombreux témoins, vivant encore, qui lui ont confié des documents inédits. Ses sources pléthoriques, lui ont permis d’enrichir son livre d’une riche iconographie : nombreuses photos, tableau généalogique, annexes comportant un index et une importante bibliographie.
Pour conduire sa démonstration, Enzensberger a, en dehors de la narration habituelle, eu recours à d’autres processus littéraires : la glose, des réflexions personnelles pour évoquer ce qui ne peut pas être démontré, le « dialogue avec les morts » pour essayer de débusquer la vérité enfouie dans les tréfonds de l’histoire et des documents avérés purement et simplement recopiés dans le texte.
Kurt von Hammerstein est né dans le Mecklembourg, en 1878, dans une vieille famille aristocratique désargentée, il a fréquenté, dès 1888, l’école des cadets de l’armée car son père n’avait pas les moyens de lui en payer une autre. Après avoir épousé une fille d’une famille noble plus fortunée que la sienne, il devint le père de sept enfants dont trois filles qui ont joué un rôle important dans les mouvements communistes et sionistes avant la guerre, pendant peut-être et même après. Il a fait une carrière militaire rapide et brillante avant de parvenir à la fonction la plus importante de l’armée allemande, celle de chef de l’armée de terre, qu’il occupait quand Hitler devint chancelier.
Il vivait sans fortune et même, à certaines époques dans une réelle pauvreté dont sa famille pâtit. Il n’aimait pas la politique et ne voulait pas y être mêlé mais les événements l’ont contraint à prendre des décisions qui n’auraient pas dû relever du pouvoir militaire. Il était l’homme de Kurt von Schleicher, ministre des armées rapidement éliminé par Hitler, avec lequel il avait partagé une bonne partie de son parcours militaire.
Stratège talentueux, visionnaire génial, il avait horreur du travail inutile, de la paperasserie, « Il était génial, futé, nonchalant y compris dans son allure, très critique, facilement pessimiste (flemmard)… » Il aurait même précisé : « Celui qui est intelligent et en même temps paresseux se qualifie pour les hautes tâches de commandement, car il apportera la clarté intellectuelle et la force nerveuse de prendre les décisions difficiles. »
Il avait horreur d’Hitler et de sa bande de sicaires, il n’a pas voulu collaborer avec le nouveau chancelier demandant rapidement sa mise à la retraite mais il est toujours resté très présent dans la vie politique allemande à travers son engagement dans l’opposition aux nazis. Il devait succéder à Hitler après la conjuration de juillet 1944, le cancer lui évita de connaître le désastre de cette conjuration, l’emportant dès avril 1943. Mais la famille, toujours déterminée dans l’opposition au nazisme, poursuivit son œuvre, on connait bien l’engagement des filles, autant que le permet la connaissance de l’action souterraine dans laquelle elles sont toujours restées, mais on connait moins la participation des fils à la conjuration contre Hitler. On sait seulement que Ludwig y participa et que les trois frères durent vivre dans la clandestinité pour échapper à la mort. La famille est restée toujours très digne et discrète dans l’action comme dans le deuil, « Ils ont simplement fait ce qu’ils devaient faire »
L’histoire de cette famille énigmatique, atypique, résolue, déterminée, inaccessible à la peur, « la peur n’est pas une vision du monde », affirma Kurt von Hammerstein en quittant ses fonctions pour ne pas cautionner l’action d’Hitler, est une excellente façon d’aborder l’histoire de l’Allemagne en marche vers son grand désastre. Dans la République de Weimar, en pleine déliquescence, l’Allemagne n’avait plus qu’une alternative : le bolchévisme pur et dur ou le national socialisme, avec la guerre civile pour seule porte de sortie possible. Hammerstein a refusé de lancer l’armée dans la bataille pour ne pas provoquer la guerre civile, laissant la porte ouverte à Hitler qui n’a pas mis longtemps pour se faufiler dans l’espace ainsi libéré. Il pensait que l’armée n’était pas suffisamment fiable, qu’Hitler disposait d’un fort appui populaire même s’il semblait plus fort en discours qu’en action. Il était aussi convaincu que les pays de l’ouest n’avaient pas su négocier avec l’Allemagne pour éviter qu’elle se jette trop facilement dans les bras des soviétiques avec lesquels elle a collaboré très étroitement pour reconstruire une armée efficace. « Qu’est-ce que vous croyez qu’il se passait en Allemagne, à l’époque ! La politique intérieure n’était qu’un tas de ruines ! De sales affaires de politique partisane ! Crimes et bêtises ! Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais fait tirer sur les nazis dès août 1932 ! » Encore une citation à méditer…
Dans ce texte, Hans Magnus Enzensberger semble vouloir attirer l’attention des gouvernants et des peuples sur les erreurs qui ont été commises entre 1920 et 1940 afin qu’ils ne les reproduisent pas, certains passages de son livre, sortis de leur contexte, pourraient très bien illustrer notre actualité politique, économique et sociale. Avons-nous bien entendu ce message ? J’en doute …
La responsabilité du peuple allemand n’est nullement esquivée par Hans Magnus Enzensberger qui relaie Hammerstein dans sa critique : « puisque le troupeau de moutons que sont les Allemands a élu un tel Führer, qu’ils le paient jusqu’au bout. » et l’auteur d‘ajouter : « Il ne fallait pas épargner cette expérience aux Allemands, sinon jamais ils ne deviendraient moins bêtes. » Voilà des éléments qui me permettent de progresser vers la réponse à cette question qui m’obsède depuis si longtemps, mais il faut se méfier, c’est quoi la vérité ? L’auteur pose cette question car la vérité sur cette période nous ne la connaîtrons jamais, nous devrons éternellement évoquer le désastre et l’horreur sans réellement savoir qui a fait réellement quoi.