La vie devant soi – Emile Ajar (Romain Gary)
Depuis que je lis assidûment, je fuis méthodiquement les livres trop médiatisés qui m’ont souvent déçu, je ne lis donc presque jamais les livres primés, a fortiori ceux distingués par le Prix Goncourt, ainsi, je n’avais jamais lu ce livre objet d’une retentissante polémique. Mais, comme on me l’a prêté, je l’ai lu et j’en suis particulièrement enchanté. J’ai été immédiatement séduit par ce texte qu’Emile Ajar/Romain Gary met dans la bouche d’un enfant d’une dizaine d’années – dans son monde le temps est une dimension approximative seul le présent compte tant il est déjà préoccupant – un vrai fils de pute, qui vit dans un clandé, un appartement où une dame, souvent une ancienne pute, garde les enfants de celles qui travaillent encore ou ont disparu, comme celle de Momo (Mohammed) le narrateur. Momo vit donc à Belleville, chez Madame Rosa, une Juive rescapée d’Auschwitz, avec quelques autres gamins Juifs, Noirs, Vietnamiens…, placés définitivement, provisoirement, à plein temps, à la journée,…
« Madame Rosa, c’est la femme la plus moche et la plus seule que j’aie jamais vue dans son malheur, heureusement que je suis là, parce que personne n’en voudrait. »
Avec beaucoup de candeur et de naïveté, Momo raconte la vie chez Madame Rosa qui n’est plus toute jeune, depuis son retour des camps sa santé s’est régulièrement altérée et elle commence à éprouver de réelles difficultés pour rejoindre son appartement au sixième étage sans ascenseur. Les mômes la tourmentent un peu mais l’aiment beaucoup car, si elle ne peut plus vendre de l’amour aux adultes, elle a encore beaucoup de tendresse à donner. Momo est son préféré mais elle ne veut surtout pas lui parler de sa famille, de ses origines, de son histoire, tout cela est bien trop lourd à porter pour un gamin aussi jeune. Et Momo erre dans le quartier, chaparde un peu, par nécessité mais aussi pour attirer l’attention et se venger du sort qui lui est réservé, rencontre des amis hauts en couleur : un travesti, un vieux musulman lettré, un cracheur de feu, des déménageurs noirs, un proxénète, une comédienne de doublage, … tout ce petit monde vivant dans la marge qui peuplait les quartiers populaires du nord de Paris dans les années soixante et soixante-dix. Une population de miséreux vivant cependant dans une relative sérénité même s’ils n’avaient à mettre en commun que la peur notamment celle des gendarmes et des diverses autorités.
En situant l’intrigue de ce roman dans les quartiers les plus défavorisés de Paris, Ajar/Gary a voulu démontrer… que l’amitié, l’amour, la tendresse, la générosité, la solidarité ne sont pas l’apanage de ceux qui sont beaux et riches mais que toutes ces vertus peuvent aussi se nicher là où la vie est la plus précaire, là où les êtres se battent chaque jour pour vivre un jour de plus. Et Momo est terriblement émouvant dans sa lutte pour empêcher les autorités d’emmener Madame Rosa à l’hôpital car elle ne veut pas être embarquée une seconde fois. Lui, il l’aime réellement, et il ne veut pas l’abandonner car elle est la seule à l’avoir aimé, à l’avoir considéré comme autre chose qu’un encombrement. C’est une belle leçon de citoyenneté à l’usage de tous ceux qui croient aimer leur prochain, une leçon donnée par des mômes à des adultes par trop indifférents de leur sort et de celui de celles qui sont mères sans l’avoir demandé sous toutes les latitudes de la planète.
« Si vous voulez mon avis, si les mecs à main armée sont comme ça, c’est parce qu’ont les avait pas repérés quand ils étaient mômes et ils sont restés ni vus ni connus. Il y a trop de mômes pour s’en apercevoir, il y en a même qui sont obligés de crever de faim pour se faire apercevoir ».
Ajar/Gary a réussi un véritable tour de force littéraire en créant ce langage fantaisiste, naïf, candide, goûteux, savoureux, …, rempli de raccourcis fulgurants et d’images lumineuses qu’il met dans la bouche de ce gamin avec beaucoup de finesse car ce langage n’est pas seulement destiné à émouvoir et amuser le lecteur, il est surtout une arme tranchante pour asséner des vérités, parfois cruelles, que personne n’ose dire. Ce texte prend ainsi l’allure d’un véritable plaidoyer démontrant que l’humanité est la même chez les plus démunis que chez ceux qui possèdent, paraissent, décident…. C’est un rappel à la société pour qu’elle ne retombe pas dans les discriminations qui ont causé de si énormes horreurs quelques années seulement auparavant. C’est ça aussi la littérature : inventer des outils pour dire des choses qu’on ne sait pas dire avec assez de force et de conviction dans un discours académique.
Et comment ne pas voir dans ce texte publié en 1975, l’annonce du suicide de l’auteur, comment ne pas déceler dans la décrépitude Madame Rosa la grande angoisse de Romain Gary, l’angoisse qui le conduira à rester maître de sa vie et de sa mort. Cette hantise était déjà tellement palpable dans cet autre ouvrage écrit la même année : « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable ».