N – Philippe Jaffeux
Je me souviens que, dans ses Fictions, Borges concevait la bibliothèque absolue comme l’ensemble de toutes les combinaisons possibles avec toutes les lettres de l’alphabet, Reinhard Jirg, lui, nous a appris qu’il était possible d’étendre le nombre de ces combinaisons en insérant des signes de ponctuation dans les mots pour les transformer et, à travers son utilisation spatiale des lettres, Philippe Jaffeux va encore plus loin en utilisant les intervalles et la mise en exposition des lettres comme partie intégrante du langage écrit. Il tente ainsi, dans un univers ou le langage est numérisé, une certaine forme de réconciliation entre la littérature et les mathématiques en utilisant des espaces géométriques délimités, des quantités de signes, de lettres, de lignes, d’intervalles,… strictement définies a priori, une façon de compter en écrivant ou d’écrire en comptant.
En introduction à l’opuscule consacré à la lettre N, il précise son projet littéraire : « la lettre N, intitulée « l’énième », est composée de 26 carrés de 14 cm (et donc d’une superficie de 196 cm²). Chaque carré contient 26 phrases, 33 lignes et 32 interlignes ainsi que 196 lettres n dont chacune des apparitions est décalée. La ponctuation progressive consiste à mettre en exposant la dernière lettre des 26 phrases de la page A jusqu’à 26 dernières lettres des 26 phrases de la page Z. La pagination élève chaque lettre de l’alphabet à la puissance n. La lettre n disparait sur la dernière phrase avant de réapparaître dans un mot final de la lettre O. »
Une véritable aventure dans la jungle des lettres et des mots à travers les multiples contraintes que l’auteur s’est imposées, une performance d’écriture mais aussi une performance de lecture pour le quidam qui s’aventure dans cet univers inconnu. Certainement un véritable bonheur pour tous les amoureux de littérature expérimentale, de trituration du langage écrit, et pour les amateurs de paléographie qui voudraient s’exercer à lire des textes du futur plutôt que des textes anciens, à déchiffrer la partition des poètes de demain.
Il convient aussi de noter l’excellent travail de l’éditeur qui a réussi à mettre en page ce tour de force littéraire en réalisant lui aussi un véritable tour de force éditorial.
« Je réduis l’écart e n tre u n e fictio n et l’espace d’u n e pagi n atio n pour m’élever vers l’alphabet d’u n e puissa n ce… Je m’efface deva n t un quatorzième hasart car la trace d’u n rythme fi n al joue avec la marche d’un sile n ce i n corrigible… » (les lettres en italiques sont mises en exposant dans le texte original).