Cannibales – Mahi Binebine
A la fin du XX° siècle, mais ça pourrait-être hier, près de Tanger, échoués sur le rivage de leur existence les membres d’un petit groupe hétéroclite cherchent à rejoindre l’autre rive de la Méditerranée, l’autre face leur existence, celle où ils pourraient oublier la misère dans laquelle ils croupissent. Cette petite troupe frigorifiée attend avec moins en moins de patience qu’un passeur leur donne l’ordre d’embarquer et, comme pour meubler cette attente, le narrateur, un des membres du groupe, raconte la vie, le parcours, les aléas qui ont amené ces pauvres bougres à cette extrémité, « Prêt(s) à resquiller sur le destin et à lui extorquer une vie nouvelle. Meilleure ». « Loin de ce soleil rongeur, de l’indolence et du désœuvrement, de la corruption et de la crasse, de la lâcheté et de la fourberie qui sont notre (leur) lot ».
Il y a là, outre le narrateur, Azzouz, jeune Marocain du sud avec son ami maladif Reda qu’il prend en charge, Kacem Djoudi, un Algérien seul survivant d’un massacre, Youssef un autre Marocain, deux Maliens Yarcé le sage et Pafadman le géant, et une jeune femme marocaine et son bébé qui ne veut pas croire que son mari parti en France l’a abandonnée. Chacun raconte sa vie, la galère qui les a conduit à cette extrémité, « …avant de se jeter à l’aveuglette dans la grande aventure ; de se faufiler en douce dans un autre destin ; de s’en vêtir, sans épouser l’ordonnancement et les jours ; pour mieux renaître ailleurs ; changer de peau, d’air, d’univers ; de tout recommencer à zéro ». Ils étaient « prêts à croire n’importe quoi pourvu qu’on nous (leur) permit de partir. Le plus loin possible. A tout jamais », même les boniments de Morad, « L’Expulsé européen », le rabatteur qui leur soutirait l’argent qu’ils s’étaient procuré pas toujours très légalement, en leur faisant miroiter le mirage de la vie en France où même en résidant dans un taudis, elle est cent fois meilleure que celle qu’ils connaissent chez eux.
Ce roman pourrait être un concentré des misères de l’Afrique, surtout du Maghreb, un échantillon des malheurs qui conduisent des populations entières à migrer vers un ailleurs où la vie est encore possible. Ce texte ne juge pas, il dresse un constat, raconte des vies laissées en déshérence après le départ des colons, des vies brisées par la violence, des femmes négligées, réduites à l’état de bête de somme, le règne de la corruption, de l’incurie et de tous les travers qui peuvent affecter un continent mis en coupes réglées par des dirigeants trop souvent cupides. L’auteur a beaucoup de tendresse pour ces laissés pour compte de l’humanité, victimes mais jamais responsables, pour les raconter sans sombrer dans le misérabilisme habituel, il utilise l’humour et la dérision et souvent de belles images et des raccourcis savoureux.
Ce livre, écrit et publié en 1999, redevient hélas d’une cruelle actualité avec le déferlement des émigrés clandestins sur les côtes italiennes, espagnoles, grecques et autres encore. La guerre a certainement amplifié le phénomène mais bon nombre de raisons mises en évidence par Mahi Binebine concourent encore à cette désolante migration d’un peuple qui quitte sa terre natale sans même l’avoir choisi, simplement pour survivre.