Matin perdu – Vergilio Ferreira
Avec ce roman l’auteur nous entraîne dans le Portugal du début des années trente – le livre a été écrit en 1953 et il rapporte des événements qui se sont déroulés vingt ans auparavant, époque à laquelle Vergilio Ferreira était lui-même séminariste – dans un séminaire implanté dans une région pauvre au nord du pays. Le livre n’est pas présenté comme un récit autobiographique mais il est probablement très influencé par l’expérience personnelle de l’auteur qui a été placé au séminaire par les grands-parents qui l’ont élevé quand ses parents sont partis vivre en Amérique.
Antonio est orphelin, son père est décédé accidentellement quand il était encore enfant et sa mère était alors trop pauvre pour le nourrir avec tout le reste de la famille qu’elle avait à charge, une riche bourgeoise bigote l’accueille chez elle avec la ferme intention d’en faire un prêtre pour assurer son propre salut dans l’au-delà. Ainsi, par un froid matin brumeux, l’enfant se retrouve dans un char à bœufs qui l’emmène à la gare la plus proche où il prend le train pour rejoindre le séminaire, sans qu’on lui ait demandé son avis. Il doit être prêtre et il doit même avoir la vocation, ainsi en a décidé sa bienfaitrice.
Au séminaire, dans une région triste, un bâtiment triste accueille des enfants tristes qu’on destine au clergé sans se préoccuper s’ils ont vraiment l’intention de s’engager dans les ordres. Leur principal souci consiste seulement à échafauder des hypothèses plausibles pour fuir ce lieu inhospitalier, échapper à la tristesse ambiante, quitter une solitude morose et déprimante, et se soustraire à l’humiliation infligée aux séminaristes par les laïcs. Mais tout se ligue contre ces pauvres gamins, l’encadrement est très vigilant et très sévère, même la tristesse est interdite, les lieux sont très bien gardés, les familles exercent une très forte pression sur leur rejeton pour qu’il insiste et trouve la vocation qu’il n’a pas. Alors surviennent progressivement l’accoutumance, la résignation et la soumission. La volonté bisée, les jeunes séminaristes sont prêts à faire des prêtres plus ou moins frustrés jusqu’à ce que leur sexualité les dresse devant une nouvelle épreuve bien difficile à surmonter : l’acceptation de la chasteté n’est pas une évidence pour eux. Les clercs veillent et les recommandations sont très précises, ainsi il faut maintenir « les mains hors du lit, si possible. De toute manière, ne jamais les coller le long du corps ».
Avec ce texte l’auteur nous plonge au cœur d’une région pauvre où vit une population pauvre, soumise au dictat de la religion et du pouvoir réunis dans un même objet : maintenir ces miséreux dans un obscurantisme religieux propice à la résignation et à l’acceptation du sort qui leur est réservé sans se rebeller. Et pour réaliser cet objectif, l’église a besoin d’un clergé étoffé et déterminé qu’elle trouve souvent dans les familles miséreuses qui voient dans la vocation, réelle ou forcée, de l’un de leurs enfants une solution pour sortir de la misère, un prêtre pouvant nourrir ses parents et trouver des places où ses frères et sœurs pourront vivre au service des riches. Une forme de vocation humanitaire pour sauver les plus démunis de la misère la plus complète.
Un livre témoignage, un livre document, qui montre bien comment un terreau s’est constitué, au XX° siècle, dans les campagnes du Portugal pour faire lever et prospérer une dictature fortement appuyée sur l’église catholique et son appareil inflexible. Pauvres gens « Gauches, taillés à coups de hache, recuits au soleil pendant des générations, nous portions notre condamnation sur nos visages sombres », notre destinée était misérable, notre salut résidait dans la vocation.