Ce pays dont je meurs – Fawzia Zouari
En novembre 1998, un fait divers dramatique secoue l’opinion, à l’approche de Noël, deux jeunes filles algériennes se sont laissées mourir de faim à Paris. L’une est décédée, l’autre a été sauvée de justesse. Fawzia Zouari s’empare de cet événement dramatique pour reconstituer ce qui aurait pu être le chemin de croix qui a conduit de ces deux jeunes filles à une telle issue.
Pour se faire, elle se glisse dans la peau de l’aînée, celle qui a survécu, et raconte à la petite sœur qui est en train de mourir de son anorexie, l’histoire de la famille, l’histoire de l’exil, l’histoire de l’arrivée en France avec tout ce que cela comporte. Elle lui raconte son père fils de berger qui a demandé la main de la fille d’un fils de marabout et qui est parti travailler en France pour gagner de l’argent. Elle raconte l’attente de la mère : six ans avant que le père puisse l’emmener dans un minable F3 de la Porte de Vanves. Elle raconte la déception pour cette fière femme algérienne de n’être rien dans cette grande ville qui promettait cependant tout dans la bouche de ceux qui en rêvaient. Elle raconte les humiliations subies par le père, la mère qui doit quitter son voile, l’école où il faut accepter sa différence, cette différence que la petite sœur n’acceptera jamais. Elle est née en France et est et restera toujours française.
Elle raconte aussi les retours au pays où il faut faire bonne figure quitte à se ruiner pour offrir un cadeau à chacun, pour faire croire qu’on a réussi et qu’on est devenu riche. Seul le paraître compte au bled, il faut toujours sauver la face. Et puis viennent les violences en Algérie qui coupent toutes les possibilités de retour au pays, c’est comme un nouvel exil et le début de la dégringolade après l’accident du père qui entrainera rapidement son décès. Un engrenage infernal va alors se mettre en marche et broyer cette petite société de femmes : la mère totalement inadaptée pour vivre dans une grande ville, la plus jeune des filles anorexique qui ne peut tenir aucun emploi et la plus grande qui prend tout le monde en charge, du moins tant qu’elle le peut.
Fawzia Zouari dresse un tableau sans concession du fameux miroir aux alouettes qui drainent les populations du Maghreb et, plus généralement, de l’Afrique entière vers les grandes villes européennes où elles viennent gonfler un sous-prolétariat qui survit dans des conditions misérables avec des revenus plus qu’aléatoires. Elle stigmatise aussi fortement le désintérêt des autochtones pour ses populations dans le besoin et n’hésite pas à pointer un doigt accusateur en direction de certains responsables. Mais, je ne l’accompagnerai pas dans cette analyse, je lui laisserai ses conclusions. Je déplorerai seulement que sous le prétexte d’une fierté bien mal placée des jeunes femmes puissent encore mourir de faim dans nos grandes villes. Quand la fierté fait office de dignité, la situation peut se dégrader bien vite.
C’est en tout cas avec une grande délicatesse, beaucoup de sincérité et de lucidité, et une réelle pudeur que l’auteur aborde ce fait divers bien dramatique qui, à mon sens, est plus pitoyable et prosaïque que les explications un peu trop intellectuelles qu’il en donne. La mère est morte de l’Algérie qu’elle a perdue, la fille est morte de la France qu’elle n’a pas eue et l’autre fille serait morte du pays qu’elle n’aurait pas su se construire. C’est une conclusion certes fort intéressante mais reste qu’il y a tout de même des gestes simples qui peuvent prévenir contre la mort dans de telles circonstances.